VEF Blog

Titre du blog : Mario Bergeron multicolore
Auteur : Mario3
Date de création : 21-12-2014
 
posté le 09-01-2015 à 23:28:04

Le centre-ville de Trois-Rivières en 1942

 

Voici un extrait de mon roman L'Héritage de Jeanne, commercialisé en 2000, mais écrit autour de 1995. Tant d'années plus tard, je demeure fier de ce passage. Secret de sa création : comme il n'existait pas de texte informatif sur la rue des Forges en 1942, j'ai reconstruit  la rue et ses commerces en me servant des pages jaunes d'un bottin téléphonique du temps. Les lieux que je nomme sont donc véritables et mon personnage Renée les présente dans le bon ordre. Quant au passage comparatif avec un village, il s'agit d'une paraphrase d'une théorie de l'historien René Hardy.

  

 J’aime bien la rue des Forges, en fin d’avant-midi. Comme nous sommes samedi, elle est envahie par des gamins et des fillettes en congé d’école qui viennent flâner ou rêver devant la vitrine de People’s ou face au cow-boy de l’affiche du Rialto. En semaine, à l’heure de l’ouverture, il y a un calme inquiétant, brisé par l’arrivée du premier autobus, transportant un flot de magasineuses avec tout dans la tête et rien dans le sac à main. Elles font comme leurs enfants et rêvent devant la vitrine de Gasco ou de Clark Gable affiché à l’entrée du Capitol. Le soir, alors que les petits se préparent au dodo et que leurs mamans sont retournées au tricot, la rue des Forges devient le rendez-vous de la jeunesse. Les jitterbugs se mêlent aux ouvrières du textile et pas une vitrine n’attire leur attention, bien qu’elles s’attardent irrésistiblement devant l’une des trois salles de cinéma. Leurs rêves nichent ailleurs, habituellement au détour d’un regard vif jeté sous le chapeau d’un beau garçon. La jeunesse se retrouve au café Bouillon, chez Ernest ou chez Child’s, à dépenser quelques sous dans le juke-box ou à boire un Cola, prétexte pour connaître celui ou celle face à soi. Ils parlent de la guerre, d’Hitler, du rationnement, de l’aviation ou de la marine, ne se rendant pas compte qu’ils parlent avant tout d’amour sans se le dire. Que de mots superflus! Des façades pour masquer la gêne première de se dire qu’on se trouve de son goût.

Oh! cette rue des Forges! J’ai visité Montréal et sa grande rue Sainte-Catherine et je jure qu’elle ne peut battre notre rue des Forges. Mon père me dit qu’au cours de sa jeunesse, c’était la rue Notre-Dame qui lui procurait cet effet. Les temps ont vite changé : il n’y a que les gens qui veulent acheter qui vont dans la rue Notre-Dame. Quel jeune perdrait son temps dans cette rue? C’est bon pour les vieux snobs de Corona Cigar! Et un centre-ville, est-ce vraiment fait pour les emplettes? Je la connais tellement par cœur, ma rue des Forges! Du coin de Notre-Dame, jusqu’à la rue Royale. Tous ces hauts édifices, la plupart construits en 1908 et 1909 après le grand incendie de Trois-Rivières, semblent pareils. Pourtant, je les trouve si différents.

L’été, chaque commerce se coiffe d’un petit auvent multicolore qui fait penser à un parapluie, prêt à nous procurer de l’ombre en cas de chaleur, et pour nous protéger la tête d’une pluie inattendue. Nous nous sentons si bien sous cette ombrelle, immunisés de la hauteur de l’édifice et contre les gros mots des hommes qui chialent parce qu’ils ne trouvent pas à garer leur automobile devant le magasin où ils veulent acheter. Parmi nos commerces, il y a les gloires locales : Bergeron et ses bijoux, Labelle et sa peinture, Gasco et sa fourrure, Héroux et ses photographies, Caron et ses chaussures, Loranger et ses clous. Tous des Trifluviens importants, ou qui croient l’être. Ils distribuent des cartes de visite et des sourires comme des politiciens en campagne électorale. Ils plantent un cigare dans le bec de leurs meilleurs clients. Cependant. ils ne font pas le poids devant les grands commerces d’origine anglaise : F. W. Woolworth, Zellers, Kresge. Des vêtements! Des jouets! Des manteaux! Des disques et des livres! Des outils! Tout! Et sur un seul étage! Ces vastes espaces nous évitent les propriétaires, leurs cartes et leurs cigares puants. En prime, chaque magasin à grande surface a son comptoir-lunch!

Oh! je sais! J’ai mon Petit Train et je suis une habituée de Christo, à cause de Sousou. Mais déguster une limonade au comptoir de chez Zellers, c’est tellement différent! Il y a le bruit des caisses enregistreuses, le murmure des clients derrière nous, le grand miroir avec ses affiches claironnant que « Coke, c’est la vie », nos sacs sur le plancher qui nous empêchent de déposer nos pieds, et la pauvre serveuse obligée de tourner sans cesse dans un couloir trop étroit. Et les bavardages des magasineuses! Rien de plus délicieux que d’écouter ces femmes! « Chez Rennett, c’est moins cher qu’au Royal. T’as vu les tomates chez Dominion? Bien moins mûres qu’au marché aux denrées! T’as vu qui est sorti de l’hôtel Saint-Louis? Mais oui! La Duquette! On sait bien! Son mari n’est pas capable de la mener et ça va à la messe une fois sur trois! » Quelle drôle de musique que celle du comptoir-lunch de chez Zellers! Rien de pareil nulle part ailleurs. Il y a pourtant des commerces sur la rue Saint-Maurice, près du Petit Train et quand, en après-midi, des magasineuses viennent se désaltérer dans mon restaurant, j’entends des conversations dépourvues d’importance, mais sans ce soupçon de merveilleux propre à l’effet provoqué par l’abondance de la rue des Forges, par le bruit des automobiles et des autobus, par ces trottoirs que tout le monde foule depuis des années. La rue des Forges est Trois-Rivières! Quand un étranger descend d’un train et entre dans mon restaurant, il a souvent la tête en girouette avant de me demander : « Où est le centre-ville? », sachant que ce petit coin de la rue Champflour ne peut être Trois-Rivières. « C’est la rue des Forges, le centre-ville, monsieur. » Cinq fois sur dix, l’étranger en a entendu parler. Ce sont des gens de la Mauricie, de Shawinigan Falls, de Grand-Mère, de Nicolet. Ils ont leurs artères commerciales, là-bas, mais ils savent que rien ne vaut la rue des Forges.

Trois-Rivières est la deuxième ville de l’histoire du Canada, après Québec et avant Montréal. Papa dit que Trois-Rivières a longtemps été un village et que pendant des centaines d’années, sa population ne croissait pas. Maintenant, nous sommes près de 40 000, mais je pense que nous agissons encore comme des villageois. Loin d’être péjoratif! Nos quartiers sont comme les rues d’un village, où tout le monde se connaît et s’entraide. Si je pars de l’extrémité est de la ville, je peux me rendre à l’autre bout en une demi-heure de marche. Même phénomène du nord au sud. Il y en a beaucoup de villes importantes de la province de Québec que vous pouvez traverser en si peu de temps? D’où mon idée de village, renforcée par notre bon voisinage.

Les gens des quartiers ouvriers habitent de hautes maisons avec un carré de sable en guise de cour et trois brins d’herbe servant de parterre. Jamais les rayons de soleil ne viennent égayer leur intérieur. Dans ce cas, qu’est-ce qu’ils font, les ouvriers et leurs enfants? Ils sortent! Ils se servent de ces maisons pour manger et dormir. Ils passent le reste du temps à l’extérieur. Ils vont dans les parcs de leur quartier, à la terrasse Turcotte, dans la rue des Forges, au rond de course du coteau, à la pêche à la barbotte dans la rivière Saint-Maurice. Ils vont n’importe où en ville en peu de temps, car tout est proche! À force de tant sortir, ils finissent par connaître tout le monde, comme des villageois. Moi qui suis du premier coteau, je peux vous nommer des enfants du quartier Saint-Philippe dans l’ouest, leurs oncles de la rue Sainte-Cécile dans l’est, ou leurs grands-parents du centre Notre-Dame-des-Sept-Allégresses. Je connais chaque petit restaurant de coin de rue et tous les raccourcis pour passer d’un point à l’autre. Je ne dis pas cela pour me vanter, car chaque Trifluvien de souche peut faire pareil.