Quand je travaillais de nuit comme opérateur à CIGB-FM, j'étais le seul à avoir l'autorisation de choisir la musique à faire entendre. Les autres étaient tenus de ne pas déroger de la programmation préparée et de ne pas répondre aux demandes des auditeurs. Je débutais à 2 AM, mais arrivais à la station à minuit. Le gars qui me précédait s'appelait aussi Mario.
Pendant un certain temps, il recevait de jour un jour, à minuit trente, un appel téléphonique d'un vieil homme demandant sans cesse la même chanson : Le temps qu'il nous reste, par Nana Mouskouri. Il répétait la même chose : "Je suis vieux, je vais mourir et j'aimerais entendre cette chanson." Mario devait lui répondre négativement, du moins jusqu'à ce qu'il me raconte tout ça et me dise : "ll me fait pitié, cet homme. Est-ce que je peux lui faire tourner sa chanson ?" Je lui ai répondu qu'il ne perdrait pas son emploi à cause de Nana. Alors, à partir de cet instant, j'ai assisté à un rituel : Téléphone qui sonne à minuit trente, le vieux qui dit qu'il allait mourir et voulait entendre Nana, puis Mario traversant dans la discothèque pour mettre la main sur le disque, qui tournait cinq minutes plus tard. Nous trouvions ça rigolo, en pensant à ce qu'il disait et au titre de la chanson. Nous disions : "Le temps qu'il lui reste."
Sauf qu'à chaque jour, à la même heure, la même chanson... Un jour, le téléphone sonne et je crie à Mario de ne pas répondre, que je le ferais. J'entendais l'homme pour la première fois : "Je suis vieux, je vais mourir et je voudrais entendre Le temps qu'il nous reste." Je lui ai suggéré d'autres chansons, lui expliquant que chaque jour, c'était un peu trop, qu'à tous les trois jours, ce serait mieux. Non, il ne connaissait pas d'autres chansons. Croyez-le ou non, il m'a obéi à la lettre. À tous les trois jours, à minuit trente : Dring ! "Je suis vieux, je vais mourir etc."
Puis un jour : plus d'appel. Après une semaine, Mario, pensif, approche de moi pour dire : "Je pense qu'il ne mentait pas. Il est sûrement décédé." Je n'ai rien ajouté. Mario a poursuivi : "On a fait plaisir à un monsieur qui allait mourir. Ça me donne l'impression de ne pas travailler pour rien."
Commentaires
Non, on ne pense pas qu'on rejoint des gens. Peut-être les animateurs, mais pas les opérateurs.
Joliment poignant, oui. Voilà un métier - animateur de radio - où tu ne te douterais pas que tu approches autant les gens, finalement (bon, c'est pas clair mais je me comprends)