C'était entre Noël et le Premier de l'An 1982 ou 1983. Je me rendais alors à Montréal une fois par mois pour dévaliser les disquaires. À cause du congé de Noël, l'autobus était débordant de passagers et une femme s'est invitée à prendre place à mes côtés, ce que je n'aime pas particulièrement, car ces personnes se croient alors obligées de me parler.
C'était le cas : elle m'a parlé. J'ai oublié mon aversion, car cette Danielle, au début de la trentaine, a rapidement éveillé ma curiosité. Elle s'exprimait clairement, mais avait l'étrange habitude de cesser abruptement de parler et d'être incapable de continuer. J'ai alors compris qu'elle souffrait d'une maladie et me suis montré poli. Elle abordait tous les sujets, mais toujours ces arrêts, comme si le néant l'empêchait de poursuivre. À une occasion, elle a baissé la tête, émue, comme si elle se rendait compte de la situation. Je la trouvais touchante. Danielle venait de passer Noël chez une amie et retournait chez elle, à Valleyfield.
Au terminus de Montréal, elle cherchait le point d'arrêt pour le véhicule à destination de sa ville. Comme elle ne savait pas s'y prendre, je l'ai aidée, me suis rendu compte qu'il n'existait pas d'arrêt. Un employé m'a indiqué qu'il y avait un terminus pour les véhicules des villes périphériques à la dernière station de métro vers l'ouest. J'ai vite réalisé que Danielle ne s'y retrouverait pas, qu'elle serait incapable de retourner chez elle.
Alors, je l'ai accompagnée. En attendant le métro, Danielle regardait droit devant elle, avant de me dire : "Il ne faut pas que je me lance sur les rails, Mario." Non, il ne fallait pas... À destination, je me suis renseigné. Il y avait trente minutes d'attente avant l'arrivée de l'autobus pour Valleyfield. Je lui ai payé un goûter et nous avons marché à l'extérieur. Chaque fois qu'un véhicule se présentait, elle bondissait : "C'est pour Valleyfield ?" Non, Danielle... J'ai alors pensé qu'elle ne savait pas lire.
Le bon véhicule enfin arrivé, je l'ai aidée à monter, puis j'ai parlé au chauffeur. "Je crois que cette femme a un problème. Elle se rend à Valleyfield. Il faudrait l'aider à descendre, rendu là-bas." Je suis demeuré sur place et je la regardais. Elle me souriait. Quand l'autobus s'est mis en marche, elle m'a envoyé la main à la façon d'une petite fille de cinq ans et elle pleurait. Cela m'a beaucoup bouleversé. Il s'est passé des semaines avant que je n'oublie cette femme et ces moments. Je crois que j'ai eu un coup de foudre pour elle.
En 2001, me voilà invité par un club de lecture de Valleyfield pour présenter mes romans. Le trajet Trois-Rivières-Montréal, je le connais par coeur. Cependant, quand je suis monté dans le métro et descendu au petit terminus, le fantôme de Danielle me tiraillait. J'avais l'impression que je la verrais dans une fenêtre d'autobus, m'envoyant la main.
Je n'ai pas oublié. Je crois que cela va habiter mon coeur toute ma vie. Je me sens secoué en écrivant cet article... Il y a deux clin d'oeils à cette rencontre dans mes romans. Dans L'héritage de Jeanne, mon personnage, atteinte d'aphasie, a tendance à baisser la tête comme Danielle l'a fait quand elle n'arrivait plus à parler. Dans Une journée, une rue, cent personnages, une femme est perdue dans son propre quartier, tentant désespérément de se souvenir de points de repères afin de retourner chez elle.
Commentaires
De retour dans le métro, j'avais pensé que cette scène de l'au-revoir était un peu cinématographique.
Merci !
Cela me rappelle cette nouvelle de Félicien Marceau qui racontait l'histoire de ce capitaine, défilant, découvrant furtivement à sa fenêtre une dame qu'il sait de plus jamais voir, mais qui lui a fait une impression telle qu'il ne l'oubliera plus jamais. C'était dans "En de secrètes noces". La nouvelle m'a frappé au point que ... je ne l'oublierai jamais.
Merci vous deux. C'est gentil.
Oui, Monsieur Beauce, je suis romancier, Il y a un lien pour le plus récent livre : Gros-Nez, puis un autre : Mario romancier.
Bonsoir Mario, Il y a parfois des rencontres qui marquent toute une vie et que l'on garde au fond de soi comme une petite lumière qui brille dans la nuit...J'ai vécu ce genre d’expérience à mon adolescence.....
Bonjour Mario,
Touchante ton histoire, il y a comme çà des moments qui restent et resteront gravés dans la mémoire tant que cette dernière ne sera pas elle même éteinte !
Via ta petite histoire, je découvre que tu es écrivain, félicitations !
Peut-être qu'un jour je lirai un roman de Mario ... Bergeron !, qui sait, si la trace me reste en mémoire !
Bonne journée et bon week-end.
Gégédu28