J'ai une relation particulière avec ce livre. Emprunté à une bibliothàque de Toronto (si je me souviens) dans le cadre de ma recherche doctorale, j'avais gobé ces 280 pages en deux jours et, le troisième, je le commandais, même en sachant qu'il fallait le faire venir des États-Unis et que le prix irait en conséquence. Depuis, je l'ai lu plusieurs fois, dont une occasion m'inspirant la création d'un roman intitulé Les Freaks.
L'auteur Robert Bogdan est un sociologue, flanqué d'un rigoureux aspect historien. L'avantage des livres américains est que même dans le cas d'un ouvrage universitaire, comme celui-ci, l'approche éditoriale demeure facile pour le grand public. Cela va droit au but et ne se perd jamais dans des méandres trop intellectuelles.
Le sujet de Bogdan : les spectacles ou démonstrations de 'curiosités humaines', de 1840 à 1940. Un peu avant (en Europe, dès la Renaissance) et un peu après, pour le déclin. Les lieux : les musées (qui, au 19e siècle, n'avaient pas la même fonction que de nos jours), les vaudevilles, les cirques et les forains. On pense surtout à eux, avec leurs tentes.
Qui étaient ces gens dits freaks? Trop grand, trop petit, trop maigre, trop gros! Des personnes avec des babiletés ou caractéristiques inhabituelles : lanceur de poignards, homme entièrement tatoué, homme fort, charmeuse de serpents, etc. Enfin : des personnes avec des déformations : homme sans jambes, femme sans bras, femme à barbe, ou comme les charmantes siamoises Hilton, illustrées ci-bas.
On pense souvent que ces gens étaient exploités, maltraités, etc. Cela pouvait arriver, mais, de façon générale, les employeurs étaient si contentes d'avoir des freaks qu'ils étaient traités avec respect. Cela dépendait aussi du milieu : un freak pour le cirque Barnum était en Cadillac et un autre pour une compagnie foraine de seconde zone rencontrait plus de problèmes. Une célébrité comme Tom Pouce était applaudi par les têtes couronnées : Zip, un trisomique avec une carrière de soixante années, avait une maison et des domestiques, à Coney Island. Un homme sans jambes deviendra un riche fermier et le maire de sa localité, etc.
Bogden cerne les caractéristiques des spectacles, la façon de les faire connaître, sans oublier celles des freaks, plus que souvent présentés sous un jour favorable. Une femme à barbe du 19e siècle était sans cesse photographiée avec robes sophistiquées et bijoux, dans des décors victoriens. Le freak racontait son histoire, décrivait son handicap, puis faisait preuve d'une adresse pour montrer qu' il et elle était une personne en quelque sorte normale. La femme sans bras tricotait avec ses pieds, Johnny Eek, homme sans jambes était, un excellent... danseur! Puis les siamoises Hilton jouaient du saxophone et du piano.
Description aussi de l'univers interne de ces gens, avec une peur terrible de tout médecin, qui les aurait soustrait à leur métier, à leurs bons salaires, à leurs relations avec des milliers de gens, pour les isoler dans des hôpitaux, des asiles. Le film Freaks (Tod Browning, 1932) montre exactement ce fait : l'univers limité, mais riche des membres d'une troupe.
Un livre profondément fascinant, mais je ne crois pas qu'il existe de version française : Freak Show : presenting human oddities for amusement and profit, Robert Bogdan, 1988.
Les siamoises Daisy et Violet Hilton ont vécu une existence abracadabrante, mêlant la célébrité, l'exploitation, la prise en main d'elles-mêmes, jusqu'au déclin menant à une fin misérable. Non seulement elles étaient jolies, mais aussi très charmantes, comme le prouve leur participation au film Freaks, de Tod Browning, oeuvre singulière qui indique que le cinéaste avait tout compris de l'univers de ces gens. De plus, les personnes appelées à tenir leurs propres rôles étaient, en quelque sorte, des vedettes dans leurs domaines. À voir absolument !
Commentaires
Il y en a eu un certain nombre. Celle qui est illustrée dans le livre est cependant américaine.
Clémence Lestienne, 1839-1919, la femme à barbe de Boulogne-sur-Mer, vendait du pain d'épices et des biscuits au miel sur les marchés et fêtes foraines de la région...
Ah, bien sûr. C'était sombre, au début du film, mais aussi une réalité à laquelle les siamoises Hilton ont goûté. Quand elles étaient petites, elles ont été vendues à un forain par leur mère.
Un "freak" qui me touche au plus fhaut point : "Elephant man" !
Il y avait certainement un peu de ceci, même au 19e siècle. Tu sais, leur peur des médecins était motivée par le fait que ces gens étaient enfermés dans des cliniques, des hôpitaux, des asiles de fous, alors qu'en travaillant pour les cirques, les forains, ils gagnaient salaire, se faisaient des amis, avaient une vie sociale. Pour le visiteur, c'était une occasion de voir ce que les médecins cachaient. Alors, certes qu'il y avait un aspect voyeur, mais comme j'ai écrit, la plupart des freaks montraient à ce public qu'ils faisaient des choses normales : écrire même sans mains, jouer d'un instrument de musique, etc.
Sujets qui fascinent par leur singularité. Je me souviens avoir cherché à voir des freaks dans une foire, effectivement abrités sous une tente.J'y suis allé par curiosité, mais tout de même un peu gêné par l'aspect voyeurisme que cela supposait chez moi.
Sociologie et histoire, ce sont deux bons cousinsé
Une vision sociologique vue par un sociologue ? Comme dirait Erving Goffman.....